lundi 24 janvier 2011

Marcial Maciel Degollado : un légionnaire dans le désert


Il fut un temps où le monde de la Légion du Christ était simple. D'un côté, une congrégation catholique en plein essor, fondée en 1941 par un homme exceptionnel - un "saint", croyaient beaucoup de Légionnaires -, qui avait gagné la confiance de plusieurs papes. De l'autre, les ennemis de l'Eglise, acharnés à détruire par des calomnies la réputation et l'oeuvre du bâtisseur, le prêtre mexicain Marcial Maciel.


Pendant un demi-siècle, ce discours a été un bouclier efficace. Implantée dans vingt-deux pays, la Légion a fourni à l'Eglise plus de 800 prêtres (95 d'entre eux ont encore été ordonnés, le 12 décembre, à Rome), compte 2 500 séminaristes, s'appuie sur l'apostolat de 60 000 laïcs, anime 200 écoles et universités, brasse un budget annuel de 650 millions de dollars.
Mais elle traverse aujourd'hui une très grave crise, qui pourrait ternir l'image de son principal protecteur, le pape Jean Paul II, promis cette année à la béatification. Encore dominant lorsque la Légion avait ouvert ses portes au monde, début 2006, le portrait de Marcial Maciel a disparu de son site Internet, sauf à la rubrique "histoire". Il n'est plus question de l'ériger en modèle pour la jeunesse, comme l'avait fait Jean Paul II en 1994.
Début février 2009, le New York Times a révélé que le Père Maciel, décédé un an plus tôt à l'âge de 87 ans, avait mené une "double vie" et engendré "au moins" une fille, établie à Madrid. Fin août, on apprenait l'existence de trois fils mexicains, nés d'une autre mère, mais qui fréquentaient leur demi-soeur. Maciel aurait eu par ailleurs un fils au Royaume-Uni, ainsi qu'une fille française, décédée dans un accident de voiture. A la mi-décembre filtrait la nouvelle qu'il était, aussi, un plagiaire.
Aucune de ces informations n'a été démentie par la Légion, qui s'est efforcée d'amortir les chocs successifs. Mais le désarroi est à la mesure du silence longtemps imposé : par un "voeu spécial", levé seulement en 2006, les prêtres de la Légion s'interdisaient de critiquer leurs supérieurs.
"C'était un pacte de type mafieux", affirme le sociologue et psychanalyste mexicain Fernando Gonzalez, auteur de deux livres sur le "cas Maciel", pour lesquels il a pu consulter 201 documents des archives secrètes du Vatican, datés de 1948 à 2004. "Aujourd'hui, la Légion doit avouer la part hétérosexuelle de son fondateur, pour ne pas avoir à reconnaître les abus pédérastiques." Car dans cette démolition progressive d'une figure paternelle jadis vénérée, le pire est sans doute à venir.
Si les dirigeants actuels de la congrégation espèrent encore extirper le plus proprement possible la tumeur, une partie de la hiérarchie catholique ne mâche pas ses mots, surtout dans les pays marqués par des scandales ecclésiastiques, comme l'Irlande ou les Etats-Unis. Pour l'archevêque de Baltimore, Edwin O'Brien, Maciel est un "entrepreneur génial qui, avec des tromperies systématiques, a utilisé la foi pour manipuler les autres en fonction de ses intérêts égoïstes".
En mai 2009, le Vatican a nommé une commission d'enquête, composée de trois évêques et de deux autres religieux, dont un jésuite. Une première "visite apostolique", en 1956, était censée examiner la toxicomanie de Maciel, mais aussi les abus sexuels commis sur des novices. Elle s'était conclue par une sorte de non-lieu, qui a verrouillé pour longtemps toute dénonciation publique, bien que le principal enquêteur ait fait part de ses doutes dans un rapport confidentiel. "Nous avons tous menti", a avoué plus tard Felix Alarcon, l'un des adolescents alors interrogés, afin de sauver "un Père que nous adorions", et qu'ils voyaient, ajoute un de ses compagnons, "au-dessus de l'Eglise".
L'exubérante activité hétérosexuelle du fondateur de la Légion a semé d'autres épines. Ses trois fils mexicains (33, 29 et 17 ans), ainsi que leur demi-soeur Norma Hilda, 23 ans, voyageaient parfois avec leur père - et l'ont même accompagné au Vatican ! -, qui leur écrivait sous un faux nom des lettres affectueuses et bourrées de fautes, sur du papier à en-tête d'hôtels du monde entier, pour s'excuser d'être un "homme d'affaires" si occupé. Aujourd'hui, ils réclament à la Légion une reconnaissance officielle, mais aussi leur part d'héritage.
Qu'est devenu, par exemple, le fidéicommis (legs via une tierce personne) que Maciel aurait créé pour eux en Suisse, et dont il avait pris soin de leur parler ? "La Légion leur a seulement montré les documents d'un compte aux Bahamas, qui est vide", souligne l'avocat des enfants mexicains, José Bonilla, lors d'un récent entretien, à Mexico, avec Le Monde. Pour José Barba, un ancien Légionnaire qui a déposé en 1998, avec sept autres victimes, une plainte devant le Vatican, il faut s'interroger sur "la passivité de l'Eglise, et les structures qui ont permis à ces abus de se perpétuer aussi longtemps : on nous dit maintenant que Maciel était un monstre, tout en suggérant que la Légion a un grand avenir".
Qui est l'homme qui a su mener, au coeur même du catholicisme, la vie débridée d'une star du rock ? Né dans une vieille famille du Michoacan - son oncle maternel, Jesus Degollado, fut général des Cristeros, les insurgés qui ont pris les armes, de 1926 à 1929, contre le gouvernement mexicain "jacobin" -, il usait indifféremment de sa séduction auprès des garçons soumis à la discipline de l'institution, comme auprès de riches veuves auxquelles il a soutiré des fortunes pour financer ses oeuvres.
Selon une source proche du Vatican, il s'agit d'un cas pathologique de dédoublement de la personnalité. Sans doute violé lui-même dans son enfance, Maciel se prétendait amnésique face à ses victimes. Mais le psychanalyste Fernando Gonzalez ne croit pas à une schizophrénie : "C'était, dit-il, un calculateur rusé qui s'adaptait parfaitement à chaque situation."
Dans un climat d'extrême répression sexuelle, il arguait de ses "douleurs de foie" - en fait, une inflammation chronique de la prostate - afin d'obtenir des garçons le "soulagement" procuré par des injections de morphine, mais aussi par des masturbations ou des pénétrations. Il a pour cela, leur assurait-il, une "permission spéciale du pape". Il n'hésite pas, enfin, à les absoudre du péché auquel il vient de les inciter. Or absolutio complicis, l'absolution du complice, est une grave infraction au droit canon, punie d'excommunication.
Depuis la retentissante enquête, en 1997, du quotidien mexicain La Jornada, puis El Legionario, le livre d'Alejandro Espinosa, neveu et éphèbe de Maciel, plusieurs livres ont cerné cette personnalité luciférienne, capable de dire une messe magnifique dans les ors de la chapelle, au sortir de l'infirmerie où le "saint" venait, dans la pénombre, de manipuler les corps et les âmes. "Nous étions un archipel de solitudes", écrit José Barba, en évoquant la longue souffrance de ceux qui ont été abusés. L'un des fils de Maciel a du mal à s'en remettre : enfant, son père lui répétait qu'il était essentiel de ne pas mentir.

Le Monde, Joëlle Stolz, 4/01/2010

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